Il est très frappant de voir à quel point notre peuple français, et sans doute plus largement la majorité des grands peuples européens de l’Ouest, ont perdu le sens du tragique de l’histoire.
Endormis par 80 années de croissance constante (plus ou moins forte), de progrès techniques, de libertés toujours plus grandes et de paix, les Français des années 2020 s’écharpent sur des sujets marginaux, ou aléatoires, tandis que le monde est en train de rebasculer dans une période où le tragique le disputera à l’espoir.
Nous venons de vivre une énième campagne électorale obnubilée par le SMIC à 1600 euros, par l’immigration, par la retraite à 64 ans ou par les déficits. Elle a accouché d’une Assemblée ingouvernable, y compris sur ces sujets.
Pendant ce temps, le monde ne nous attend pas.
Aux USA, le pire mouvement réactionnaire et isolationniste de l’histoire de ce pays continent est en train de reprendre le pouvoir. Et il annonce la couleur. Abandon de la sécurité de l’Europe, confrontation économique musclée (et sans doute demain militaire) avec la Chine pour le leadership mondial, renoncement à toute ambition climatique pour recentrer sa politique économique sur son marché intérieur. Il imposera à nos pays des défis immenses dans un rapport de force décuplé. Depuis des décennies, les USA nous impose des règles d’échanges économiques inéquitables (protectionnisme de l’autre côté de l’Atlantique contre marchés ouverts en Europe, ainsi que le financement de leur déficit par la soumission au roi Dollar) et nous assurent en échange le parapluie sécuritaire américain. Cette situation « confortable », bien que vassalisée, et en passe de changer… en pire.
Pour faire face à la bataille face à la Chine, les USA n’ont plus ni les moyens, ni le besoin, d’offrir aux européens leur couverture sécuritaire. Là-dessus, démocrates et républicains sont d’accords. Simplement les ultra-républicains qui s’apprêtent à prendre le pouvoir, le disent plus fort et sont prêts à se découpler de l’Europe plus vite et plus brutalement que les autres. Rappelons qu’à l’heure actuelle, les américains dépensent 4 dollars pour la sécurité de notre continent quand (tous ensemble) nous n’en dépensons qu’un… Aucun Gouvernement US ne pourra l’assumer plus longtemps, alors que leurs vrais rivaux se lèvent dans le Pacifique. Mais pour autant, ils n’entendent pas non plus permettre le rééquilibrage des échanges commerciaux, pire ils veulent les amplifier pour financer leur compétition orientale et nous faire vivre sous la menace de leurs sanctions permanentes.
Déjà, les États-Unis disposent d’un arsenal législatif extra-territorial hyper-puissant qui leur permet de faire plier (allant jusqu’au licenciement de dirigeants) et de piller judiciairement les entreprises étrangères très régulièrement, dés lors qu’elles sont contraintes d’échanger en dollar. La BNP, Siemens, BAE, Alstom ou encore Total l’ont appris à leurs frais.
Il leur permet aussi d’empêcher une concurrence équitable dans tous les domaines que les USA jugent sensibles pour leurs intérêts nationaux ; le fait du prince quoi. Car ils en ont une vision très extensive et opportuniste en fonction des secteurs identifiés comme assurant un leadership économique, technologique, informationnel ou militaire.
Les outils juridiques et technologiques d’espionnage sous toutes ses formes ont connu une croissance exponentielle depuis les attentats du World Trade Center et n’épargnent ni les dirigeants de nos États, ni surtout les entreprises à la recherche de disruptions technologiques à même de concurrencer efficacement des leaders US.
Pour compléter, les règles de sécurité censées protéger les composants technologiques américains à vocation duale (civile et militaire) leur permettent de priver tout concurrent devenu dangereux des innovations dernier cri venant des USA afin qu’ils ne puissent pas innover à leur tour.
Ajoutons à cela que les marchés publics américains sont sur-protégés, que ce soit par des normes ciblées pour ne correspondre qu’à leurs entreprises, par des limitations d’accès à ces marchés, ou encore par les pressions que le budget américain exerce sur ses propres entreprises (pour éviter la sous-traitance étrangère non choisie) via les milliards d’aides dont il les abreuve, notamment via l’énorme budget de la défense. Et cela touche d’immenses pans de l’économie US, construction automobile et naval, télécom et nouvelles technologies, spatial et aéronautique, infrastructures énergétiques et de transports, etc…
Après les élections américaines, ces règles permettant la vassalisation de leurs alliés vont aller s’amplifiant, en même temps qu’ils se désengageront de la sécurité européenne.
Dans le même temps, la Russie vit un soubresaut dangereux aux portes de notre continent par sa volonté de reconstituer son empire perdu dans les années 1990. L’invasion de l’Ukraine en 2022, et la guerre actuelle (que la Russie ne peut plus perdre à défaut de la gagner totalement), en sont la traduction la plus visible et brutale. Mais elles ne sont qu’une première étape du projet Poutinien, plus largement partagé en Russie qu’on ne le dit dans nos médias. Cet impérialisme agressif a un double moteur. Le sentiment d’humiliation vécu par les russes lors de l’effondrement de l’empire, leur dépendance aux occidentaux pendant plus de deux décennies et surtout l’absence (ou la résignation) de société civile en Russie en sont le premier moteur. Il laisse les mains libres à l’oligarchie au pouvoir, avec ou sans Poutine. Mais le second moteur est le plus dangereux. Et il passe sous nos radars depuis deux ans et demi, car c’est un moteur auquel même les dirigeants russes ne pourront échapper s’ils veulent survivre. Face à la pluie de sanctions occidentales, de retraits de nos entreprises qui alimentaient la croissance russe, et au besoin d’armements pour nourrir sa guerre de conquête, Poutine n’a eu d’autre choix que de faire muter profondément son économie en véritable économie de guerre. On a beaucoup entendu notre Président de la République, fasciné par la parole bien plus que par les actes, employer cette expression. Sauf que chez nous, c’est du vent. En Russie en revanche, l’essentiel des moyens de production industrielle ont été transformés pour devenir des fabricants d’obus, de missiles, de blindés et autres armes indispensables à son effort militaire. Tout cela est financé par les énormes réserves de pétrole et de gaz dont regorge la Russie. Elle les vend certes moins cher, mais cela suffit à payer son effort de guerre. Le pire est que c’est devenu le principal moteur de croissance, par conséquent de richesse et du niveau de vie des russes. Et ce niveau de vie est la condition sine qua non de la stabilité sociale et politique pour le pouvoir en place. Comme d’autres régimes autoritaires dans l’histoire, qui fondaient leur prospérité sur le développement de leur appareil militaire (Napoléon, Hitler par exemple), cela place tout gouvernement russe dans la situation de devoir être continuellement en guerre pour pouvoir se survivre. C’est ce que comprennent bien les polonais, les baltes, et de nombreux pays voisins de la Russie.
Pour l’oligarchie en place, peu importe que ces aventures se terminent toujours mal à la fin, peu importe que la démographie russe s’effondre (condamnant pour longtemps leur pays à terme), peu importe que les meilleurs talents aient fui le pays, peu importe qu’ils soient obligés de dépendre désormais totalement de la Chine et accessoirement de l’Inde. L’essentiel est de pousser le bouchon toujours plus loin pour survivre encore une heure, encore un jour… C’est en cela que notre sécurité se joue réellement en Ukraine et que le très probable lâchage de ce pays par les USA après Novembre prochain va placer l’Europe dans une situations de danger, comme jamais depuis 1945, face à une Russie obligée d’aller toujours plus loin.
On dira aux Français que nous sommes protégés, nous, par notre force nucléaire. C’est vrai. Mais quel serait le destin d’une France de plus en plus isolée sur un continent dont les pays seraient obligés de composer avec la menace russe, voir de s’y soumettre ?
La Chine elle déroule son plan stratégique pour devenir la première puissance mondiale avant la moitié du siècle. Malgré ses déboires (relatifs) économiques du moment, le pouvoir chinois renforce depuis dix ans son contrôle sur la société pour assurer ses arrières dans la perspective d’un affrontement avec les USA pour la place de numéro 1 mondial. L’économie chinoise, relativement libérée pendant 25 ans, est replacée sous une tutelle plus étroite de l’État, dans l’objectif de la rendre plus résiliante aux futurs conflits. Le développement de ses relations de partenariat tous azimuts, à coup de subventions, de prêts et d’investissements, la place en concurrent crédible de leur grand rival presque partout et libère nombre de pays de la dépendance-tutelle américaine. Cela s’accompagne d’ailleurs d’une promotion idéologique de la remise en cause de l’ordre international (en réalité occidental) en faveur d’un monde « multipolaire », qui ne vise qu’un ordre mondial « sinisé ». L’Occident, les USA inclus, est devenu si dépendant à cette « usine du monde » qu’est devenue la Chine, que les efforts engagés pour réduire cette dépendance prendra au moins deux décennies. Décennies que la Chine compte bien utiliser pour assoir son impérium, d’abord en Mer de Chine, ensuite dans le Pacifique pour enfin l’étendre à la planète. C’est donc une course de vitesse qui est engagée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Chine se réarme, notamment dans les domaines aérien, naval et spatial à une vitesse jamais vue dans l’histoire moderne, du moins en temps de « paix ». Un tel réarmement ne vise qu’un but : être en situation de dissuader tout adversaire de tenter d’entraver l’avancée de l’influence autour d’elle puis dans le monde. Cela avec deux possibilités dans sa main. D’une part, disposer du « hard power » pour garantir et protéger les progrès de son « soft power ». C’est d’avantage dans la culture historique chinoise. D’autre part, se donner les moyens de passer en force, y compris par la lutte armée, si une résistance militaire voulait contraindre ses visées expansionnistes.
Parallèlement aux stratégies de ces très grandes nations, à leurs luttes d’influence ou militaires, une multitude de conflits se propagent ou se préparent, du proche orient à l’Amérique latine, de l’Asie au cœur de l’Afrique sous l’effet libératoire de la fin programmée de « la pax américana » issue de la seconde guerre mondiale. Jamais les dépenses militaires n’ont augmenté aussi vite. La paille est désormais partout et les étincelles se multiplient de tous côtés menaçant le monde d’un embrasement.
Et pendant ce temps, la France et l’Europe s’embourbent dans des débats bien secondaires comparés aux enjeux que sont notre indépendance, notre sécurité et notre capacité à rester dans la course économique et technologique, sans laquelle la prospérité n’est qu’une illusion provisoire. Nous avons les atouts, les ressources et encore un peu du temps nécessaire. Mais en aurons-nous la lucidité, la volonté et le courage ?
Face à un tel monde cheminant sur la crête entre tragique et espoir, la génération qui vient doit sortir de la naïveté, l’insouciance et le confort dans lesquels nos parents et nous même avons vécu et les avons élevés. Nous devons en prendre conscience et l’aider à réaliser ce retour des possibilités tragiques que l’Histoire impose parfois au monde. Pour s’y préparer et s’y possible pour l’éviter. Notre aveuglement devant ces défis et ces réalités est le plus criminel des renoncements de notre époque. Au-delà, de tous nos débats classiques, habituels et éculés, le véritable enjeu de ceux qui ont 20 à 30 ans aujourd’hui est de savoir s’ils seront encore libres de leurs choix et de leur destin dans 20 ans. Si tel n’est pas le cas, leurs rêves légitimes de bonheur, de prospérité et d’accomplissement personnel s’envoleront définitivement.
0 commentaires